Pour Jacques Seebacher

 

 

            Il n’est pas facile de dire tout ce que Romantisme-Dix-neuvième siècle, c’est-à-dire notre Dix-neuvième siècle, doit à Jacques Seebacher. Et d’abord sans doute son « invention » comme entité autonome, légende et histoire entremêlées, questionnée sans relâche par les littératures, les arts et les philosophies. Un Dix-neuvième siècle autoproclamé, tout ensemble concept, idée, idéologie, réalité historique et symbolique, un siècle projeté autant que présent, espéré autant que vécu. Inspirateur à coup sûr, et caution, de l’équation Romantisme=Dix-neuvième siècle. Pour lui, une évidence. Mais elle n’allait pas de soi et prêtait à bien des méprises. Mot d’ordre et programme. Il fallait insister. D’une part donc, un pied de nez à la Gavroche aux catégories établies, qui se succèdent dans un ordre rassurant et prévisible, selon un parcours fléché assignant à la littérature une sorte d’itinéraire progressif. D’autre part, une invitation pressante à repenser le romantisme à une autre échelle, en longue durée, comme une composante de toutes les manifestations de la modernité, y compris dans l’ordre politique et social, à la jonction de l’individu et de la personne. Un Dix-neuvième siècle enfin très exactement hugolien dans ses contradictions et ses dérangements, ses tumultes et ses apories.          Jacques Seebacher était l’homme-siècle, comme celui auquel il s’était voué, celui qu’il avait très tôt pris pour guide dans une nuit semée d’étoiles. Un guide parfois incertain de sa route, parfois doutant de la lumière, mais non de la nécessité de marcher, d’aller toujours plus avant, à la rencontre des possibles. Entre Jacques Seebacher et Hugo, la connivence était fusionnelle, ce qui n’excluait nullement, au contraire, l’exigence de justesse et de justice, la volonté de connaître au plus près et de comprendre au plus profond. Et comprendre l’un par l’autre, indissociablement : Hugo à partir du siècle, le siècle à partir de Hugo. C’est pourquoi la disparition de Jacques priverait le XIXe siècle d’un exégète irremplaçable si ne demeuraient les chantiers et les voies qu’il a ouverts, et, exemplaires, les positions qu’il assumait. Jacques était à tous ces égards d’une ardente patience : il savait mieux que personne les périls à encourir, les résistances à vaincre ou à contourner. Il savait, en suivant pas à pas, ligne à ligne, jour par jour, un Hugo en devenir, par quels détours, quels souterrains, quels gouffres, quelles ruptures, il fallait passer pour épouser le siècle en son entier, comme celui-là qui en fut le romancier-poète-dramaturge-philosophe. Et qu’on n’en n’a jamais fini avec l’ombre, toujours là : on peut en distinguer les zones sans la dissiper vraiment, ce qui est aussi une vertu critique, de celles qu’il s’efforçait de professer.

            Aussi bien fut-il à l’origine de tous nos projets et de toutes nos premières entreprises. Sa marque (sa « griffe », disait-il de Hugo) est partout, même s’il s’est toujours refusé à un quelconque mandarinat. Simplement, il exigeait des autres, des siens, la même discipline qu’il s’imposait, la même énergie, la même intrépidité, la même insatisfaction, plus le même souci du vrai travail (son mot) en commun. Comment ne pas songer à cette phrase de Hugo qu’il rappela un jour : « je veux l’influence, non le pouvoir » ? La formule pourrait être sienne :  l’influence sur des idées, des équipes, des choix éditoriaux, des orientations de recherche. On aimerait dire l’influence d’un patron responsable et fragile à la fois. Et j’ajouterai, car le mot vouloir pèse trop, le goût des initiations, l’appétit des commencements, la curiosité de l’à venir, du se faisant. On me permettra de citer un billet revenu sous mes yeux la veille de sa mort. Il m’écrivait, le 17 avril 1975, au lendemain de la constitution du « Groupe interuniversitaire de travail sur Victor Hugo » (devenu bien vite plus économiquement « Groupe Hugo ») : « On va tâcher de faire un peu quelque chose, par exemple, de publier tout le V. H. raconté non encore publié, de centraliser toute une biographie jour par jour, d’examiner la construction de l’auto-mythe personnel et familial, de travailler sur l’esthétique et sur l’écriture fragmentaire ». Bref, un peu quelque chose. Mais ce qui me touche le plus aujourd’hui, c’est la suite, qui évoque un parcours intérieur alors qu’il s’apprête à rejoindre Paris 7. « Je m’arrache lentement à Caen, mêlant la volupté molle aux meurtrissures confuses. Un peu beaucoup de regards en arrière, de bilans : on en a fait du bon travail en ces huit ou neuf années ! Mais dans quelle solitude, pauvreté, incompréhension […] ». Ces années-là étaient celles de tous nos débuts, de part et d’autre de 68  (on a les 48 qu’on peut), au milieu des effervescences théoriques et des contre-offensives. Jacques se tenait au courant de tout, mais était plus particulièrement attentif aux questions d’institutions et aux réactions de l’Université majuscule, incarnée alors pour les Lettres par l’ancienne Sorbonne, illustrée par les auteurs au programme et la façon d’aborder les œuvres. Celles de Hugo étaient à l’épicentre des séismes, dès lors qu’étaient récusés par principe les méthodes éprouvées de l’histoire littéraire, les modèles de la pédagogie, le Panthéon des classiques, la coutume des morceaux choisis. Gloire nationale, affiche de l’enseignement public, laïque et républicain, parangon des valeurs littéraires canoniques, comment allait-il traverser (au risque de deux agrégations, Les Châtiments et un tronçon de Misérables), ces temps de radicalité, de contestation, de a priori ? Autant qu’il m’en souvienne, Jacques Seebacher restait très circonspect à l’égard de tous les formalismes voire sceptique car assuré pour sa part de l’inscription historique des œuvres. Pour provoquer l’histoire littéraire, en faire une histoire globale, y insinuer la nécessité de l’inquiétude, il faisait confiance à (ou pariait sur) Althusser et l’idéologie, Derrida et l’écriture, et même sur la nébuleuse freudienne ou la récente génétique textuelle. On voyait bien qu’il cherchait essentiellement à projeter Hugo hors de son siècle et à le confronter à de nouvelles critiques, qu’il en éprouvait le besoin, en prenait la résolution. Et, du même coup, le XIXe siècle entier, devenu « dix-neuvième siècle » entrait comme objet d’étude dans une perspective totalisante mais surtout pas totalitaire : Jacques ne tolérait aucune réduction, quels qu’en fussent les présupposés. Il convenait toujours pour lui d’en reculer les limites (en suivant les contours hugoliens), en amont comme en aval, en deçà même de la Révolution et de son « 93 » ineffaçable, au delà des triomphes apparents de l’ordre bourgeois et des choses. Une histoire en perpétuelle mouvance en qui tout est problème : le peuple, la démocratie, la religion, le progrès, le moi. Très logiquement donc, notre ami a toujours associé Michelet et Hugo, deux œuvres-mondes, à résonances autobiographiques, pour interroger les fausses certitudes et  pénétrer la chair des mots, porteurs d’un sens toujours précaire. En Michelet, il voyait de la « désymbolisation » : l’entrée dans l’Histoire était à ce prix, dépouiller les emblèmes même les plus prestigieux et réputés fondateurs, de leur prestige et d’un éclat souvent trompeur. L’événement peut éblouir, il faut le mettre à distance pour revenir au réel, et donc l’inscrire dans une durée. L’historiographie doit reconstruire. Le roman, lui, déconstruit et resymbolise. Hugo comme Michelet. Forcer une entrée pour comprendre le siècle en entier. L’un y accède par le Peuple, l’autre par les Misérables. J. Seebacher a su rendre inséparables l’œuvre de l’historien et celle de l’écrivain, celui-ci choisissant la voie du mythe, de la satire et de l’exil.

            Accompagner Hugo, de Bonaparte à la Troisième République, parmi les émeutes ou les révolutions, à travers des dizaines de milliers de pages imprimées ou manuscrites, à l’état d’épreuves ou de feuillets épars, c’est à quoi il a consacré sa vie de chercheur et convié ses compagnons. Règle absolue : on ne peut dire n’importe quoi, mais on peut tout dire à partir d’une trace, à condition de savoir la dater avec précision. La date avec son épaisseur de circonstances, de souvenirs, de rêveries, d’avenir implicite. Et la chronologie est tout autant celle de l’écriture que celle des jours qui passent. Biographie de l’auteur et biographie des œuvres, le plus souvent disjointes mais qu’il faut penser ensemble, sans leur assigner d’achèvement : la vie posthume de Hugo, commémorations comprises, fait aussi partie de la biographie de l’œuvre. L’urgence initiale était de délivrer Hugo de toute hugolâtrie, comme de toute récupération, de toute instrumentalisation politique. L’écarter des images convenues, consensuelles, patriarcales, qu’avaient façonnées peu à peu les éditions successives, plus ou moins sélectives, relayées par l’école. Cela dit et cela fait, Hugo est devenu disponible pour toutes les audaces. Je voudrais en terminant faire encore un peu entendre la voix de J. Seebacher présentant en 1974 : « Voici un Hugo gauche, un Hugo de gauche, un Hugo gauchi, éternel gogo. [… C’est que ] tout le platonisme de la caverne romantique se retourne [chez lui] en une pratique de cabaret où l’ivresse et l’orgie masquent le jeu philosophique, le cynisme d’une pensée toute neuve qui n’existe que parce qu’elle est toujours à la limite d’elle-même, l’audace insensée et la prudence matoise du coup fourré.  »

 

Claude DUCHET

 

Sauf mention contraire, toutes les citations de J.- S. reprises ici appartiennent à son « Éditorial » au numéro Victor Hugo de la revue L’Arc, parue au printemps 1974, qui marquait l’arrivée en Hugolie de toute une génération sortie des années soixante, aînés et cadets confondus.